ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre I

Ceux qui ont connu le prince Mitrophane Moreano se rappellent la grâce apprêtée, l’élégance mièvre, la distinction précieuse de ce personnage curieux, qui d’un grand seigneur avait tout l’orgueil natif et était maniéré comme une jolie femme sur le retour. On pouvait se méprendre à sa coquetterie : on avait tôt fait se convaincre qu’il ne cherchait à se plaire qu’à lui même. Sa façon de tendre la main avertissait de son indifférence pour autrui : ses doigts bagués restaient étroitement serrés et raides, et ne répondaient pas -ou si peu -à la pression d'usage. De ses lèvres carminées, sur un ton de voix doux, des paroles polies tombaient, des questions aimables dont il n'attendait guère la réponse; et dans les yeux qui le regardaient il cherchait moins l'expression d'une pensée que le reflet de sa propre image. Dans un salon les glaces l'attiraient irrésistiblement, il s'y considérait en parlant, il y corrigeait avec soin les plis malencontreux de son visage, d'un geste joli il assurait la symétrie de sa coiffure, et sa bouche y prenait la mesure exacte du sourire qui convenait à la blancheur par endroits ternie de ses dents petites et gourmandes. L 'harmonie de la cravate avec les vêtements le préoccupait, et il avait une façon à lui de piquer son épingle, de fleurir sa boutonnière, de tenir ses gants. De stature au- dessous de la moyenne, il s'exhaussait par l'artifice de talons pointus, ce qui sur les parquets cirés faisait son pas sonore et saccadé. Il s'approuvait de la justesse de ses mouvements et de la perfection de ses attitudes; il convertissait à son profit personnel la somme de séduction dont il disposait.

Si par des singularités il provoquait l’attention, il attirait aussi des sympathie, ce qui s’expliquait par la douceur de sa voix, et encore par une mélancolie, de surface peut-être, dont s'affinaient, à de certains moments, ses traits réguliers. Un léger zézayement ne messeyait pas à son langage qui était pur avec quelque recherche; les tournures orientales dont il usait parfois, rappelaient son pays d'origine.

De ses antécédents on savait en somme peu de choses. On se contait, vrais ou faux, comme il est d'usage, de menus épisodes de sa vie; on ne doutait pas qu'il fût riche, et le nom qu'il portait était illustre en Roumanie. Plus cosmopolite que Valaque, il avait sa résidence officielle à Paris, et faisait des séjours prolongés dans les diverses capitales de l'Europe. Depuis des années, il ne visitait plus sa patrie. D'aucuns soutenaient qu'il en était banni parce que, ses ancêtres ayant régné, il prétendait au trône. D'autres répandaient qu'il s'en était exilé spontanément à la suite d'une aventure scandaleuse qu'ils ne précisaient point. Les deux versions méritaient peut-être créance; non qu'à Bucarest on eût souci de la légitimité du prince Moreano, mais lui-même, persuadé de son droit à régner, se trouvait mortifié d'être le sujet d'un souverain étranger. Et il était vrai qu'ayant dissipé la majeure partie de son patrimoine, et mal considéré de ses compatriotes, il lui avait paru séant de vivre en Occident.

Au demeurant, il fréquentait chez sa cousine Héloïse Carena, et nul n'ignore que cette princesse n'admet dans ses salons que le meilleur monde. Académiciens, gens de marque et titrés, artistes cotés sont seuls reçus par cette exquise Parisienne du Danube qui, grande dame, daigne être pianiste, et au piano ne fait jamais oublier qu'elle est grande dame. Elle le présentait avec un sourire d'aise et en grasseyant plus que d'habitude : « ,{Mon cousin) le prince , Microphane , Moreano. » Son sourire et son grasseyement signifiaient qu'elle était fière de ce parent au nom sonore, et cela suffisait à le classer parmi les personnages d'importance. On ne le voyait guère que dans ce milieu, il ne recevait jamais chez lui et le mystère de sa vie était impénétrable. Les sceptiques qui ne laissent pas de s'ingérer dans les affaires d'autrui disaient qu'il n'y avait point de mystère, et que le prince s'ennuyait avec décence dans son appartement clos. Néanmoins on lui connaissait deux ma- nies: celle d'acheter des tableaux- toujours des portraits -et des miroirs de prix. Comme à l'encontre des collectionneurs mondains il ne faisait point parade de ses acquisitions, ce goût clandestin pour des objets coûteux éveillait la curiosité. On se demandait pourquoi il payait cher des toiles sou- vent médiocres, et ce qu'il faisait, lui à qui on ne connaissait pas de maîtresse, de ses miroirs ? On décida plaisamment qu'il s'y contemplait; et dans son monde spécial il fut désigné sous le nom du « prince Narcisse ».

On était loin de se douter à quel point ce sobriquet lui convenait.

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